Voici donc quelques éléments concernant le comportement des moyeux, source — amplificateurs? — potentiel(s)le de vibrations du train avant.
Il est utile de se rappeler la structure des efforts dans ce type d'organe et le plus simple est de partir de la fusée qui les supporte.
Une fusée est assimilable à une poutre console courte ; elle est soumise à un moment fléchissant due au poids qu'elle porte, aux effort de freinage ou de traction, à un effort tranchant, à un effort axial, de compression ou de traction selon que l'effort latéral qui sollicite le véhicule (dévers, vent, effort en virage) est dirigé vers la droite ou vers la gauche du dessin et à un très faible moment de torsion, dû aux frottements internes des roulements.
Tout ceci se résume via le modèle classique suivant, qui représente la fusée avant gauche vue de face sollicitée par le poids du véhicule et un effort de flexion qui sera défini un peu plus tard :
L'objet du propos n'étant pas de calculer la fusée mais de s'intéresser aux efforts dans les roulements, voyons comment ces derniers sont sollicités.
Notez que je laisse de côté les efforts de traction et de freinage qui n'ont qu'un effet très limité sur la répartition des efforts dans les roulements et la fusée ; en effet, si on raisonne dans l'axe du véhicule, accélération et freinage vont juste incliner un peu vers l'avant ou vers l'arrière la force générée par le poids du véhicule.
L'enjeu majeur se concentre au niveau des efforts régnant dans le plan transversal du véhicule.
Par construction, l'inclinaison des fusées d'un Land est nulle ainsi que le carrossage ; en d'autres termes, la fusée est rigoureusement parallèle au sol. J'ai donc considéré l'effort généré par le poids du véhicule (flèche bleue) quasiment centré sur les portées des roulements. Sur des véhicules à carrossage négatif et aux fusées inclinées, cet effort est plutôt décalé vers le roulement intérieur ; c'est ce qui explique qu'on trouvait parfois des roulements de taille différente sur les anciens montages.
Si on considère un poids porté par la roue de l'ordre de 500 DaN, chaque roulement reprendra la moitié de cet effort, soit 250 DaN.
A ce stade, une première remarque : la position de l'effort vertical dû au poids varie si l'on monte des pneus plus larges (au delà de 7.50 si on compte en pouces ou de 235 si on raisonne en métrique) dont le diamètre est également supérieur. Il existe en effet une contrainte géométrique incontournable sur des 4x4 à ponts rigides : lors des forts braquages, le pneu ne doit pas entrer en contact avec le bras de guidage.
Pour conserver une revanche acceptable, il faut donc augmenter le déport de la jante, qui est de 121 mm sur les jantes d'origine, ce qui décale d'autant l'effort vers le roulement extérieur. L'effort de flexion dans la fusée augmente, ainsi que ceux des paliers de pivot.
Formulé autrement, par rapport à un montage faisant passer l'effort vertical dû au poids porté par la roue pile poil dans l'axe des roulements, une augmentation du déport de la jante va générer un effort de flexion permanent accentuant le basculement de la jante dans le plan vertical s'il y a du jeu dans le moyeu.
En d'autres termes, plus le pneu est large et de gros diamètre, plus il sollicitera la mécanique via le moment fléchissant supplémentaire qu'il génère et plus elle réagira si elle souffre d'imperfections diverses.
Voyons maintenant ce qui se passe si le véhicule est sollicité transversalement.
Les véhicules tout terrain sont particulièrement soumis à cette éventualité : passages en fort dévers, effet d'aiguillage des ornières profondes, chocs biais contre des pierres, des souches ou des racines, fortes charges, centre de gravité très haut sont autant de sollicitations s'ajoutant aux efforts habituels générés par le dévers normal des routes, le vent, la force centrifuge.
Regardons déjà ce qui se passe avec un effort horizontal de l'ordre de la moitié de l'effort vertical. C'est déjà pas mal, mais relativement pessimiste si on a à faire à des conditions de services très difficiles.
Le rayon moyen sous charge d'un pneumatique est de 0,35 m environ. L'effort horizontal sollicitant le moyeu provoque donc un couple d'environ 90 DaN.m (représenté en vert sur le schéma ci-dessus).
Les équations habituelles de la statique (somme des efforts verticaux et des moments en un point égales à zéro) à permettent de calculer les réactions d'appui reprises par les roulements (flèches rouges). Avec un entraxe de 40 mm pour le couple de roulements (c'est un peu moins en réalité), on obtient 2 250 DaN pour le roulement extérieur et -2 250 DaN pour le roulement intérieur.
Le signe - indique que l'effort est dans la direction inverse de celle représentée sur le dessin.
La superposition des états d'équilibre (somme des efforts dus au poids de la roue et ceux dus à l'effort transversal) aboutit aux résultats suivants : - 2 000 DaN pour le roulement intérieur et 2 500 DaN pour l'extérieur.
L'effort sur le roulement extérieur s'est accentué, celui sur le roulement intérieur a changé de signe. Autrement dit, il y a eu renversement d'effort, ce qui signifie que le roulement est à présent plaqué sur l'autre face de la fusée.
Si on inverse le sens du couple, les efforts changent de sens et les roulements de face d'appui sur la fusée.
On notera que les sollicitations dues aux efforts latéraux atteignent aisément un facteur 10 par rapport à la marche en ligne droite : en résumé, ce sont eux les paramètres critiques.
Parce qu'ils sont montés avec un léger jeu permettant leur mise en place à la main, les renversements d'efforts provoquent des mouvements imperceptibles des bagues des roulements sur la fusée (au début, le battement vaut exactement le jeu de montage). De plus, à l'instant précis où l'effort s'annule, la bague concernée n'est plus plaquée sur la fusée ; en clair, elle flotte, ce qui signifie qu'elle peut se mettre à tourner si le frottement interne du roulement devient supérieur au frottement de contact entre la rondelle sous l'écrou de serrage et la bague du roulement.
J'imagine que les ingénieurs de Land Rover ont voulu limiter ce risque en introduisant une légère précontrainte dans le montage. Pas de bol, le système retenu (écrou/contre écrou) ne permet pas de gérer de manière suffisamment fine cette précontrainte.
L'usure que j'ai observée à un très faible kilométrage montre qu'il y a bien eu mise en rotation des bagues intérieure des roulements ; j'ai supposé que des phénomènes vibratoires l'ont favorisée en réduisant fortement le frottement entre les butées axiales des roulements et les bagues.
En d'autres termes, l'introduction d'une précontrainte a favorisé la mise en rotation des bagues lors des inversions d'effort. A partir du moment où le phénomène est amorcé, les arrachements de métal et la rouille de contact font le reste : les jeux augmentent et le phénomène devient dynamique : des désalignements et des rotulages deviennent possibles, ce qui aggrave encore le tableau.
Pour la petite histoire, les moyeux avant de Lada étaient aussi un monument d'anthologie : les bagues intérieures étaient montées sur l'arbre tournant (cela correspond donc au schéma donné par le Pater un peu plus haut) ce qui aggrave notablement le phénomène. En quelques dizaines de milliers de kilomètres, les moyeux prenaient un jeu de dingue.
Mention spéciale aux Teutons (qualité allemande qui disaient) car c'est un bureau d'études de Weissach, affilié à un constructeur que je ne nommerais pas, qui a conçu cette merveille.
Histoire (déjà) de voir ce que donnerait une précontrainte sans entretoise, je mesure toutes les cotes des fusées, vérifie que les roulements n'étaient pas cliniquement morts et je relance le bouzin avec 2/100 ème de jeu négatif.
En moins de 5 000 km, la piste d'un des roulements s'est piquée sur le tiers de son périmètre et la fusée présentait de profondes morsures au droit des portées. Le plus étonnant est que cela n'était pas franchement détectable à l'oreille (certes, le niveau sonore du Lada y était pour quelque chose) ce qui aurait pu très mal se terminer si je n'avais pas, avec ma méfiance coutumière, tout redémonté pour vérifier l’évolution des dégradations.
Pour en revenir à mon problème de moyeu de Land, j’ai effectué, afin de décider de conserver ou pas les fusées, diverses mesures de leur usure.
Le croquis suivant accentue la réalité pour la rendre plus compréhensible. Il en ressort que l’usure des portées présente un profil circulaire (probablement elliptique) représenté en rouge, la cote au point A étant inférieure d’environ deux dixièmes au profil théorique, celle du point B atteignant - 4 dixièmes.
La planche ci-dessous montre quels sont les degrés de liberté que peuvent prendre les roulements reposant sur de tels appuis : on a un rotulage (trait bleu) et un désalignement (flèches jaunes). Noter que ce dernier dégrade significativement les conditions de service des roulements.
Il va sans dire que je surveille attentivement les moyeux ; pour l’instant, ça ne coince pas au contrôle technique, mais c’est essentiellement parce que mon contrôleur a une sensibilité mécanique qui lui permet de relativiser certains défauts. De même, pas de vibrations pour l’instant, quel que soit le train de pneus.
Il résulte de cette situation que la position tridimensionnelle exacte du moyeu en rotation (et, de facto, celle de la roue à cause des effets de levier) reste indéterminée car dépendante des inversions d’efforts ; ce flou est propice au développement d’efforts parasites et de vibrations sans compter qu’il dégrade les angles caractéristiques du train avant (parallélisme, déport, angle de chasse et carrossage), donc la tenue de route.
À ce stade, il est intéressant de comparer ce montage à d’autres.
J’aime faire référence à la 2 Cv. Cette voiture, incontestablement « low-cost » comme on dit aujourd’hui, cache pourtant bien son jeu. Dire que son niveau de conception était stratosphérique pour l’époque est un euphémisme : moteur flat twin assurant un centre de gravité très bas, boîte de vitesses à arbres concentriques permettant une réduction en première comparable à celle d’un 4x4, traction, châssis plate-forme léger et totalement plat, suspensions à roues indépendantes à grand débattement dont l’amortissement, outre les traditionnels frotteurs de l’époque, était confié à des batteurs, bref, tout dans cette voiture a été finement réfléchi.
Sur la dernière qui me reste, qui date de 1968 et appartenait à ma mère, je redoute le moment où il faudra réviser l’embiellage : les manetons étaient manchonnés à l’azote et le simple désassemblage à la presse du vilebrequin arrache suffisamment de métal pour compromettre la tenue du réassemblage.
Pire qu’une bécane poussée, en fait.
Je croise donc les doigts car apparemment les roulements prisonniers sont largement dimensionnés.
De même, la révision d’un embrayage est tout sauf simple : le réglage des linguets relève de l’horlogerie.
En d’autres termes, ceux qui affirment que son entretien était facile n’ont manifestement jamais mis les mains dedans : il suffit de demander aux mécaniciens d’aujourd’hui de refaire les freins d’une 2 Cv pour s’en convaincre. Conception de haut niveau et main d’œuvre remarquablement adroite, ce qui ne l’empêchait pas d’être pressurée par un management considéré comme l’un des plus brutaux de l’industrie automobile française : telle est la marque de fabrique de cette voiture d’apparence si modeste.
La planche ci-dessous représente la coup d’un moyeu arrière. La particularité de ce montage est la présence d’un écrou crénelé maintenant la bague extérieure du roulement en place.
Cet écrou, serré à 150 – 200 N.m est arrêté par trois coups de pointeau. On n’est jamais trop prudent. Par contre, c’est chaud au démontage car un perçage maladroit ou incomplet des coups de pointeau et c’est le filetage du tambour qui dégage au desserrage.
La première fois où j’ai déposé un roulement « moderne », j’ai constaté qu’il était arrêté, dans une position approximative (quelques dixièmes de jeu entre la bague et son arrêt, donc déplacement latéral possible) par un circlips. Disons que j’ai été quelque peu surpris.
Le coup d’après, c’était par un jonc. Mieux placé, plus propre d’un point de vue précision de positionnement, mais drôle de gueule quand même quand on vient de l’univers Citroën.
Pour résumer, plus je bosse sur des véhicules récents, plus je peux permettre des gestes maladroits ou imprécis. Ça tombe bien, ça compense les effets de l’âge.
L’écrou de fusée est serré à 140 N.m et arrêté par rabattement de métal. Là encore, c’est chaud à la dépose : à la moindre erreur, on foire le filetage de la fusée.
Il va sans dire que les deux bagues sont emmanchées serrées : il faut un extracteur pour sortir le tambour (il prend sur les filets de l’écrou crénelé), un coup de presse pour sortir le roulement du tambour et un autre pour ré-emmancher le neuf dans le tambour.
La bague intérieure se remonte avec un tube à l’approche et c’est le serrage final qui clôt l’opération.
Ainsi, sur un véhicule pesant le tiers d’un Land 90, à la motorisation risible, au centre de gravité très bas, à la charge utile anecdotique (quoique) juste censé pouvoir filer comme la brise dans des chemins de terre sans casser un seul œuf dans leur petit panier, on a un frettage quasi-parfait des deux bagues des pauvres roulements à billes équipant les moyeux.
Car l’effort de compression dû à des serrages pour le moins énergiques fait gonfler les deux bagues et réduit le jeu interne des roulements tout en les frettant sur leurs portées. Bien que la mesure de très faibles couples de frottement interne soit délicate, j’ai relevé entre 1 et 2 N.m de couple supplémentaire après serrage final des deux écrous.
Passons maintenant à l’encastrement des bras de suspension sur la traverse.
Le montage ressemble à s’y méprendre à celui d’un moyeu (le truc qu’on fait depuis 120 ans si j’ai bien lu) mais quelques détails diffèrent.
Tout d’abord, comme pour un Land, il faut éloigner la roue braquée du bras : ce dernier est donc incurvé. Il en résulte un porte à faux d’une petite trentaine de centimètres : le moment fléchissant sollicitant le palier est donc très important, même en ligne droite.
Un calcul similaire à celui présenté supra montre que dans les pires conditions, un effort latéral ne parvient que très difficilement à provoquer une inversion d’effort.
Par ailleurs, l’entraxe des roulements est important : 80 mm de mémoire.
Moralité, ce palier est certes soumis à un moment fléchissant important, mais les efforts se maintiennent dans une fourchette relativement serrée : contrairement au Land, la probabilité de voir un des roulements se décoller de son support est virtuellement nulle.
Par ailleurs, ces roulements sont montés sur l’axe qui les supporte à ajustement un poil serré. J’ai le souvenir d’avoir dû batailler avec un extracteur à inertie maison pour sortir le bras et d’avoir dû ruser pour ré-emmancher les bagues intérieures avec un tube et une massette.
Le serrage de mise en place est fixé à 50 N.m suivi d’un desserrage et d’un resserrage à 35 N.m. Autrement dit, le palier est précontraint.
Et pourtant, il oscille tranquillement à une pseudo fréquence de quelques Hertz et porte à tout casser 300 DaN par roue. Le charme d’une Deuche, en somme.
Sur mes 2 Cv, je n’ai jamais vu de portées de roulement endommagées, de prises de jeu anarchiques comme je vois sur mon 4x4. Et pourtant, j’ai sorti du bois en forêt avec, transporté quelques tonnes de matériaux de construction bien lourds et dégueus, déménagé des trucs que je ne pourrais même pas faire entrer dans un SUV.
Conception datant d’avant la deuxième guerre mondiale, véhicule appartenant à la catégorie dite low cost.